La naissance de Melting Pot Safaris

Le hasard des rencontres, certains appelleront ça la destinée, chamboule parfois radicalement la vie d’un homme. Ce jour-là, avec Simon et moi, le destin, plus malicieux que jamais, ferait d’une pierre deux coups… 

Je n’avais certainement pas conscience de cela alors que je quittais Nairobi et roulais joyeusement en direction de la vallée du Rift, un jour d’été 1998. A l’époque, notre fils Nicolas n’avait que quatre ans et nous étions convenus mon épouse et moi, au regard de son jeune âge et presque d’un commun accord, de renoncer, pour un temps, aux safaris fatigants et chaotiques. Non pas que cela m’aurait chagriné qu’il tressautât quelque peu sur le siège arrière d’un véhicule 4x4, tout en cuisant à feu doux sous le soleil ardent de l’équateur, mais il fallait composer avec Mme Crocetta qui est plutôt à cheval sur les principes quand il s’agit du bien-être de notre patrimoine génétique commun ! Elle me sermonnait, me disait que je n’étais définitivement pas un père responsable, que je ne pensais qu’à moi, que j’aurais bien le temps plus tard… J’écoutais, la tête basse, en grommelant dans mes moustaches et j’abdiquais fatalement, n’ayant aucun argument à opposer à ce déferlement de bons sens tout féminin. Nous avions tout de même trouvé une alternative satisfaisante pour les deux partis : nous dirions adieu, pour un temps, au Masai-Mara, Samburu, Amboseli, Tsavo et autre Nakuru et je pourrais continuer à étancher ma soif de photographie animalière en dirigeant mes objectifs sur la riche faune aviaire d’un lac encore inconnu de nous : le lac Baringo. Quelques lectures trop succinctes sur les guides de voyage de l’époque (Internet n’en était qu’à ses premiers balbutiements) indiquaient  une riche population de crocodiles, d’hippopotames et plus de 400 espèces d’oiseaux. A la réflexion, je ne m’en tirais pas si mal…

A moins d’oser tenter l’aventure hasardeuse du grand nord kenyan, on peut considérer Baringo comme un cul-de-sac ! Une barrière à péage, à l’entrée du village, coupe stratégiquement l’unique route qui y mène. Point de passage obligé, il est habilement exploité comme il se doit au Kenya ! D’une part, par les politiciens locaux qui, prenant grossièrement prétexte du fait que le lac et ses rives constituent un sanctuaire protégé, vous allègent au passage, sans aucun scrupule, de quelques dizaines de Shillings. Je saurai plus tard que l’argent récolté sert davantage à l’amélioration du train de vie de ceux qui ont instauré la barrière plutôt qu’à la protection d’une aire naturelle, qui, si l’on y songe, se débrouille toute seule comme une grande. D’autre part, les gamins du village y voient une aubaine pour accoster les touristes et leur proposer leurs services de Guides en herbe. Touristes qui, sinon, fileraient directement dans leur lodge ou hôtel, sans espoir de contacts futurs.

Alors que je me sépare des 400 Shillings requis pour les droits d’entrée et remplis un registre dont l’utilité réelle pousse certains de mes neurones dans leurs derniers retranchements, une voix retentit derrière moi :

« Bonjour, vous êtes Français ? »

Je me retourne et vois un jeune homme, finement sculpté, aussi noir que l’ébène, au sourire franc, laissant apparaître une parfaite dentition blanche qui serait immaculée, si toutefois elle n’était souillée de quelques tâches jaunâtres. C’est le signe, je l’apprendrai plus tard, de l’appartenance des ethnies indigènes au lac Baringo qui boivent son eau trop riche en fluor.

Je me suis d’abord demandé comment ce garçon pouvait  imaginer que j’étais français ? J’ai supposé que ce ne pouvait être qu’au vu de mon aspect physique, ou peut-être au sigle « Décathlon » qui barrait mon t-shirt… Mais à la réflexion, je tenais plus du look italien et l’explication, peu glorieuse, était à l’évidence tout autre : j’avais balbutié quelques mots en anglais avec le gardien de la barrière, mon niveau lamentable dans cette langue à l’époque et une prononciation caricaturale m’avaient bien vite trahi ! Je répondis juste « oui » par politesse et je fus surpris de la suite :

« -Que venez-vous faire à Baringo ?

- Heu, photographier des oiseaux !

- Ah, c’est le meilleur endroit pour ça… Il y en a plus de 400 espèces ici !

- Tu parles super bien français dis-donc ! Où as-tu appris ?

- Je fais mes études universitaires à Kisumu, mais j’apprends aussi avec des Français, ils sont très nombreux à venir ici. Je m’appelle Simon. »

Nous échangeâmes quelques phrases supplémentaires et il m’apprit qu’il louait ses services de guides ornitho, qu’il organisait des safaris en bateau, qu’il connaissait parfaitement les oiseaux… Simon parlait un français impeccable, fluide, sans accent, pas aussi élaboré que celui d’aujourd’hui, mais il était en mesure de tenir une conversation courante, sans jamais chercher ses mots. Comment aurais-je pu imaginer alors, au moment précis où je dialoguais avec cet inconnu, qu’un jour je dormirais dans le même lit que ce type-là, que je lui téléphonerais aussi souvent que si c’était ma maîtresse, que je quitterais ma femme six mois par an pour le rejoindre et, qu’accessoirement, il s’étofferait d’une bonne dizaine de kilos supplémentaires au cours de la prochaine décennie ? Bon, à ce stade de la narration, je prie le lecteur de ne point tirer de conclusions trop hâtives : les explications, tout à fait dans la morale puritaine, viendront en leur temps…

Nous primes rendez-vous au village dans l’après-midi. Je lui précisais d’emblée mon niveau d’exigence : je voulais être seul dans le bateau ; lorsque je disais 6h00, cela ne voulait pas dire 6h05 ; je souhaitais explorer les lieux les plus reculés, voire ceux inaccessibles ; je ne voulais certainement pas qu’il me considérât comme un touriste lambda ! Il me montra les bateaux, m’indiqua sur le livre « Birds of Kenya » les espèces les plus charismatiques potentiellement visibles sur et autour du lac. Puis nous négociâmes un tarif forfaitaire pour deux « boat-trips » quotidiens. Le lendemain, dès 6h00 sonnantes, je découvrais la magie du lac Baringo, son insolente beauté, ses oiseaux tous aussi ostensiblement colorés les uns que les autres, ses majestueux aigles pêcheurs… Il ne me fallut pas bien longtemps pour que je tombe sous le charme du lac, un véritable miracle de vie au cœur d’un bush brûlé de soleil. Simon s’avéra immédiatement un guide hors pair. Le terme de guide n’était d’ailleurs pas usurpé : il connaissait les bons coins, dénichait avec un œil extra-lucide les espèces les plus discrètes, m’offrait l’accès aux lieux les plus reculés et sauvages, lieux que les touristes de passage ne verraient jamais, leurs guides ne jugeant pas toujours opportun de traverser le lac en consommant inutilement un carburant toujours plus cher.

Parfois, l’accès à certains marais était difficile, la végétation flottante bloquait la rotation de l’hélice. Alors Simon sortait la rame ou n’hésitait pas à descendre de la barque pour mieux la diriger au cœur des roselières ou des tapis de nénuphars violets et blancs. J’avais parfois quelques scrupules et le rejoignais alors, les pieds dans la vase et l’eau jusqu’à la taille… en surveillant l’arrivée impromptue toujours possible d’un crocodile ou d’un hippopotame ! J’engrangeais les photos au fil des jours, photos que je publiais régulièrement dans la presse spécialisée, puis lors d’autres séjours, toujours plus nombreux, les années suivantes. Simon devint mon guide privilégié, exclusif même, à l’exception des fois où il étudiait à l’université, puis au fil du temps un bon copain, un complice et finalement un ami.

 

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Un simple appel téléphonique change parfois la vie toute tracée d’un homme ! Eh oui, ça marche aussi avec les coups de fil ! Il aurait fallu être particulièrement clairvoyant pour imaginer, alors que le téléphone sonnait, que le cours de mon existence en serait bientôt bouleversé…

Patrick était un sympathique citoyen Suisse. Il l’est toujours d’ailleurs, tout autant Suisse que sympathique. Nous nous étions rencontrés lors d’un séjour au Venezuela. J’y effectuais mes premières armes de reporter photo et traquais l’Anaconda, le Puma et l’Ibis rouge. Lui, journaliste, parcourait le pays pour rédiger les textes d’un célèbre guide de voyage. Je lui avais fourni quelques éléments de texte sur la biologie de certaines espèces ainsi que les visuels correspondants et nous avions gardé le contact. Plus tard, il a créé sa propre société d’organisation d’événements. Il m’employait à l’occasion pour réaliser la couverture photographique de congrès de médecine. Pas un travail très folichon - sauf lorsque ceux-ci avaient pour cadre de somptueux hôtels grecs du bord de mer - mais un job honnêtement rémunéré.

« - Tony, toi qui connais bien le Kenya, ne pourrais-tu pas nous organiser un safari ? Nous souhaiterions remercier l’une de nos clientes et ses deux filles en les invitant là-bas.

- Quoi ? Organiser un safari ? Tu n’y penses pas, je n’ai jamais fait ça. Je ne saurais même pas par où commencer ».

Je m’en tirais en lui précisant que mes propres voyages ou safaris étaient toujours improvisés, jamais vraiment préparés, que je louais juste un véhicule et que je partais la fleur au fusil, au gré du vent et du hasard. Je lui communiquais les contacts de « réceptifs » locaux en mesure de satisfaire ses attentes… puis j’effaçais cela de ma mémoire.

Allez savoir pourquoi, de retour à Baringo quelques semaines plus tard, cet épisode me revint à l’esprit et je l’évoquai avec Simon. Je l’ai vu réfléchir quelques instants, à peine une poignée de secondes, puis :

« - Mais Tony, on peut le faire, ça !

- Comment ça, on peut le faire ?

- Ben oui, mon beau-frère (ça ne s’invente pas !) possède un Land Cruiser, il suffit juste de l’aménager et de l’assurer pour la circonstance… On peut l'organiser ce safari !

- Ah, tu crois ? »

A la réflexion, ce n’était pas une idée qui me déplaisait. D’une part, je pouvais déléguer l’organisation et la logistique à Sieur Simon, bien plus qualifié que moi puisqu’il s’était déjà essayé occasionnellement au métier de chauffeur/guide et, d’autre part, je profiterais de l’aubaine pour découvrir des horizons nouveaux. Bien sûr, j’avais tout de même un rôle à jouer dans l’aventure : couvrir le reportage photographique du safari et communiquer de précieux conseils techniques et de prises de vues à mes compagnons de voyage. Qu’aurais-je d’ailleurs pu faire d’autre ?

Je repris contact avec Patrick quelque temps plus tard et lui stipulai officiellement que c’était OK. Alors qu’il jubilait et m’assurait que c’était super, génial, qu’il avait hâte d’y être, je me souviens m’être demandé dans quel engrenage je venais de mettre le doigt ?  Notre soudaine vocation d’apprentis organisateurs de safaris s’apparentait davantage à une entreprise hasardeuse, digne des Pieds Nickelés au sommet de leur art, et forcément vouée à un désastre annoncé !

Nous avions rapidement établi un circuit attrayant qui passait par ce qui nous semblait être les meilleurs spots du Kenya. Quelques mois plus tard, en août 2004, nous nous retrouvions tous, un équipage de sept personnes, à Nairobi… Pour notre Première, ce fut, à la réflexion et avec le recul, presque un voyage d’agrément. Simon et moi, tout autant que nos premiers safaristes, découvrions, les yeux écarquillés, le somptueux Kenya, l’univers des safaris, les pistes chaotiques  qui ne mènent nulle part, les aurores prometteuses, les lacs roses de millions de flamants, la traque fébrile d’animaux furtifs, la savane blonde ondulante et infinie, le claquement des sabots des gnous, l’odeur des plantes le soir, les nuits déchirées par les hurlements des hyènes… Bien sûr le safari, vu de notre côté, ne se résumait pas qu’à cela ! Il nous fallait apprendre à gérer en temps réel, improviser, les moyens logistiques, nourriture, bookings - et sur-bookings - soucis mécaniques, crevaisons... et toute une kyrielle de petits grains de sable sournois, dont nous ne soupçonnions pas même l’existence avant qu’ils nous sautent à la figure ! A cette époque, je n’étais pas encore résident kényan et je devais payer plein pot, au même titre que les safaristes, l’hôtellerie et les droits d’entrées des parcs et réserves. Alors, pour limiter quelque peu le coût du safari, nous dormions Simon et moi dans la même chambre, parfois dans le seul lit disponible, chacun à une extrémité, séparés par une large barrière invisible ! Je crois bien que, si nous avions été 3 associés, le troisième larron aurait pu trouver place plus confortable encore entre nous deux !

Forts de cette première expérience, nous étions convenus que, pourquoi pas, un jour peut-être, nous pourrions nous lancer dans l’aventure et monter notre propre structure de safaris… L’idée germait lentement dans mon esprit, certainement plus rapidement dans celui de Simon. J’en parlais autour de moi à l’occasion ! Je fus étonné par le nombre de candidats potentiellement intéressés. Alors, nous montâmes, l’été suivant, notre second périple, avec des amis de mon entourage. Pour être honnête, je dois bien avouer que ce sont eux, les premiers, qui essuyèrent les plâtres de notre inexpérience… Pour autant, la machine était lancée. Nous apprenions vite et le fait que Simon soit kenyan facilitait grandement les choses. Quelques mois plus tard, nous enregistrions notre société, Melting Pot Safaris Ltd, auprès de l’administration kenyane.

Le 31 juillet 2006, nous nous dirigions avec notre Land Cruiser tout juste acquis et nos quatre premiers clients officiels, en direction du Parc d’Amboseli : nous avions rendez-vous avec les éléphants et le Kilimandjaro !

L’aventure ne faisait que commencer…