Ça ressemble à un marathon !
Les acteurs s'agglutinent sur la ligne de départ. On se dégourdit les pattes. Ça grouille, ça pousse un peu derrière. Psychologiquement chacun est prêt. Seuls se présentent des sportifs aguerris de haut niveau, les faibles n'ont pas le droit au chapitre. Aujourd'hui, les coureurs atteindront leurs limites...
Il y a de l'électricité dans l'air. Chacun sait le départ imminent. Mais nul ne connait vraiment le moment précis. Peut être dans un instant. Peut être ce soir. Ou alors demain...
Il n'y à rien à gagner. On a tout à perdre. Aucune victoire à célébrer. Juste le droit de continuer un peu plus loin. Jusqu'à l'autre rive déjà. Jusqu'à l'autre rive peut-être. Avant la nouvelle course.
C'est un jeune topi un peu trop impétueux qui allume la mèche. Il amorce un pas prudent, s'autorise un second. Ses sabots clapotent dans l'eau. Il hésite un temps, ose un troisième... puis s'élance résolument... Et soudain la terre se met à trembler !
En bonds prodigieux, les topis volent dans l'air. Comme dans un entonnoir, la plaine noire enveloppée de poussière ocre se déverse dans les eaux bleues de la Mara désormais bouillonnante. Les bêtes, par dizaines de milliers, meuglent dans un vacarme assourdissant.
Une lionne surgie de nulle part s'élance. Elle sait que sa future proie cette fois ne lui échappera pas. Ici et là, des mâchoires puissantes ciblent et happent les plus jeunes bêtes. Elles résistent un court instant en beuglant avant de disparaître sous les eaux tumultueuses.
Les zèbres entrent alors en scène. L'un suffoque d'avoir ingurgité l'eau de la rivière. L'un se brisera deux pattes. Il parviendra toutefois à se hisser sur les roches, dernier fait d'armes avant de s'affaler.
Au loin j'aperçois la lionne qui donne le coup de grâce, le baiser de la mort à un gnou adulte. Malgré la distance je lis la terreur dans ses yeux. La chasseresse en terrassera un second quelques instants plus tard, poussée par son instinct, la folie de l'instant et l'effervescence chaotique.
Deux jeunes topis nouveaux nés s'élancent aux cotés de leur mère. Immédiatement emportés par le courant, ils les perdent à tout jamais. L'un disparaît bien vite sous la vague, le plus vaillant, en nageant à la limite de la noyade, parvient à remonter la rive boueuse qu'il venait de quitter, très en aval de son point de départ. Les milliers de gnous en ébullition et la poussière engloutissent sa frêle silhouette.
Les mères zèbres et gnous qui ont perdu leurs petits dans le chaos rebroussent chemin. Les orphelins se rassemblent en petits groupes et errent sans boussole. Les hyènes opportunistes sont déjà à leurs trousses.
Le calme et la sérénité sont revenus, la poussière est retombée. Des colonnes noires serpentent au loin et s'évanouissent derrière l'horizon. Où que porte le regard, la plaine est plus blonde que jamais. La rivière Mara coule de nouveau avec nonchalance comme elle le fait toujours. Si ce n'était ce crocodile qui déchire encore les chairs d'une antilope, personne ne pourrait imaginer le scénario dantesque que le Masai-Mara vient de jouer. D'ailleurs, à la réflexion, il ne s'est rien passé.
Depuis la nuit des temps, pour permettre à un à deux millions de bêtes d'errer lors de leur voyage sans but et sans fin, les Dieux de la savane ont édictés des lois implacables et sans appels. Sur l'autel de l'équilibre des savanes africaines, elles exigent le sacrifice. Elles exigent la souffrance. Elles exigent la douleur. Elles exigent le sang !
Et si les gnous ont une âme et pleurent parfois, mais qui peut en douter, alors peut-être aussi les larmes...